Le modèle du labyrinthe plein de vices : le crime du cinéma contre la Casbah
Ô ma joie, t’ont-ils dit que tu es construite sur l’île verte ?
Et que la montagne au sommet blanc est témoin de la trahison ?
T’ont-ils dit que le joyau de la vie est une pierre précieuse pour celui qui sait la lire ?
Celui qui t’a lue, ô ma joie, a lu la vie, et celui qui a lu la vie grâce à toi ne guérira jamais de toi.
Poème de Himoud Brahimi (Momo)
Parce qu’Alger a une particularité par rapport aux autres régions du pays, étant la capitale de la colonie, abritant la plus grande colonie de colons français, et représentant la plus grande concentration de population en Algérie, sa présence dans la révolution de libération fut exceptionnelle, incarnée militairement par la « Bataille d’Alger » (1956-1957).
Bien que la bataille d’Alger ait eu un grand retentissement médiatique et politique, étant un tournant décisif dans la révolution de libération, transportant une guerre inégale entre les avions et les canons de l’armée d’occupation et les fusils et mitraillettes de l’armée de libération des montagnes et des campagnes algériennes dans une ville où se trouvaient toutes les institutions coloniales officielles et les médias français et internationaux, la contribution d’Alger (en particulier le quartier de la Casbah, qui abritait environ 60 000 habitants à l’époque) au cinéma est restée très limitée. Même les rares films qui ont utilisé cette ville comme matière fertile pour l’investissement cinématographique ne l’ont pas fait justice, ni à ses habitants, restant prisonniers d’une vision coloniale de la ville arabe, marquée par toutes sortes de vices, comme si la ville n’était pas un lieu de pèlerinage pour les Algériens de toutes les régions du pays, où le premier novembre 1954 avait été décidé dans l’un de ses quartiers, et comme si elle n’avait jamais abrité la plupart des dirigeants de la révolution, même pour un certain temps.
« Pépé le Moko » : La Casbah et le stéréotype du cinéma colonial
Depuis les années 1920, la Casbah d’Alger a été une source abondante pour le cinéma colonial, soit en tant qu’espace géographique et topographique oriental vu à travers le prisme orientaliste, soit en tant que cadre spatio-temporel des événements du film. Dans certains films, elle a servi de décor en studio à Paris, et dans d’autres, elle a été le véritable lieu de tournage.
En 1922, le réalisateur Louis Mercanton, avec René Hervil, choisit Alger et son port comme décor pour le film L’effrayant Sarati, adapté du roman de Jean Vignon. Ce film a été réadapté en 1937 par le réalisateur français né en Algérie, André Hugon, mais la majorité des scènes furent tournées dans des studios parisiens.
En 1934, le réalisateur français Julien Duvivier visite Alger avec une équipe de célébrités (Jean Gabin, Harry Baur, Edwige Feuillère) et d’importants moyens pour tourner le film Golgotha. Il utilise la Casbah comme décor pour Jérusalem pour une partie de la vie du Christ. Cette visite marquera un tournant dans la carrière de ce réalisateur, qui bouleversera le cinéma français. La Casbah inspirera à Duvivier un film dont toute l’intrigue se déroule dans ce quartier : Pépé le Moko.
Les critiques français voient en Pépé le Moko (1937), tourné principalement dans les studios de Pathé Cinéma et en partie dans la Casbah et Marseille, une « certaine rupture avec l’idéologie coloniale qui imprégnait le cinéma, centrée sur les bienfaits de la colonisation et la nécessité de civiliser et de christianiser les indigènes ». Ils soulignent que « son importance réside dans un certain réalisme, plus que dans une dénonciation impossible ou une description du phénomène colonial ».
Cependant, le film dépeint la Casbah, à l’inverse de sa réalité de l’époque, et malgré la pauvreté que subissaient plus de 50 000 Algériens dans ses ruelles, comme un labyrinthe infesté où la vie n’existe que pour les voleurs, les marginaux, les mendiants et les prostituées. Un mélange hétéroclite de personnes venues du monde entier : Arabes, Juifs, Italiens, Espagnols, Maltais, Grecs et même Chinois… Ses ruelles et ses escaliers ne mènent qu’à des bars, des tavernes ou des bordels.
Dans la Casbah de Pépé le Moko, il n’y a ni mosquées ni écoles coraniques, pas de vie sociale ou culturelle, aucun peuple travaillant pour gagner sa vie, pas de famille algérienne dans une maison algérienne, et pas de mention des injustices de la colonisation. Le réalisateur Duvivier, bien qu’il ait inclus le musicien algérien Mohamed Iguerbouchène dans la bande sonore avec Vincent Scotto, a préféré n’inclure aucun Algérien parmi les acteurs, ne réservant aux Algériens que des rôles de figurants.
La Casbah vue par l’inspecteur Mounier
Lorsque l’inspecteur Mounier se tient devant le commissaire de police d’Alger et ses adjoints pour expliquer la difficulté d’arrêter Pépé alors qu’il se cache dans la Casbah, il la décrit ainsi : « Une vue plongeante de ce quartier d’Alger que l’on appelle la Casbah, aussi profonde qu’une forêt, bouillonnante comme une fourmilière. Des escaliers interminables mènent aux toits, chaque marche conduisant vers la mer. Entre ces escaliers, des ruelles tortueuses et sombres, en forme de piège, certaines se croisent, d’autres passent au-dessus des autres, formant un labyrinthe complexe. Des ruelles étroites, certaines couvertes comme des caves. De chaque côté, des marches, des obstacles comme des escaliers, des pentes qui mènent à des abîmes sombres avec des odeurs nauséabondes. Des couloirs humides, obscurs… Des rues désertes habitées par le silence, des rues aux noms étranges (« Rue de l’Impuissance », « Rue de la Ville de Sésame », « Rue de l’Hôtel du Miel », « Rue Bouakascha »). Ils sont quarante mille dans un espace conçu pour dix mille. Quarante mille venus de partout, de ceux venus avant la conquête, descendants des Berbères, et ceux pour nous restent mystérieux. Des tribus, des Chinois, des Tsiganes, des gens sans origine, des Slaves, des Maltais, des Noirs, des Siciliens, des Espagnols, et des femmes… Des femmes de tous pays, de toutes formes, grandes, grosses, petites, sans âge, sans forme, vulgaires de graisse là où personne n’ose s’aventurer… Des maisons avec des cours intérieures, isolées comme des ruches sans toit, où l’on entend la voix comme dans un puits, reliées les unes aux autres par des toits en gradins jusqu’à la mer ».
C’est ainsi que Duvivier représente la Casbah, une ville où vivent les Algériens comme des chats et des rats. Le réalisateur américain John Cromwell ne fait pas exception à cette règle dans son film Algiers de 1949, une copie de Pépé le Moko, avec Charles Boyer et Hedy Lamarr. Le scénario est écrit par Jacques Rémy, officier de renseignement sous le général de Gaulle. De même, en 1950, le réalisateur de la marine française Georges Péclet célèbre la marine française avec son film Casablanca, tourné à Alger, où il dépeint la ville comme morte.
La bataille d’Alger : Pontecorvo et Dalila Yacef Saâdi
Trente ans après Pépé le Moko, Yacef Saâdi propose au réalisateur révolutionnaire italien Gillo Pontecorvo un scénario basé sur ses souvenirs, qu’il avait rédigé en prison à Paris, intitulé Mémoires de la bataille d’Alger, dans l’intention de le transformer en film. À ce moment-là, Pontecorvo prévoyait de réaliser un film sur l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), avec l’acteur américain Paul Newman dans le rôle d’un journaliste couvrant les événements en Algérie. Yacef Saâdi réussit à convaincre Pontecorvo du projet, et le scénario fut rédigé par Franco Solinas sous le titre La bataille d’Alger.
Le film fit sensation, non seulement parce qu’il traitait d’une partie de la grande révolution algérienne qui venait de se terminer et dont les effets sur les mouvements de libération mondiaux commençaient à apparaître, mais aussi parce qu’il abordait les tortures pratiquées par les parachutistes français sur les Algériens, au point que le film fut interdit dans les salles françaises pendant quatre ans. C’était aussi un film cinématographiquement et techniquement impressionnant.
Cependant, malgré les échos du néoréalisme italien dans le film, les longs mois de tournage dans la Casbah (quatre mois complets), et le fait que la clé pour entrer dans la Casbah était détenue par un de ses fils, Yacef Saâdi, le film n’a pas pu échapper à cette image stéréotypée et coloniale de la Casbah, déjà imprimée depuis Pépé le Moko.
Bien que La bataille d’Alger n’ait pas été un film sur la vie quotidienne de cette époque (les années 1950), et qu’il se concentre principalement sur une année de la lutte révolutionnaire à Alger, le contexte social et historique de la Casbah ne pouvait être complètement ignoré. Mis à part deux scènes – une célébration de mariage organisée par des militants du FLN, et un enfant vendant des journaux en criant joyeusement « On les a eus » à un vieil homme colon – les Algériens et leur vie quotidienne sont absents, que ce soit dans les ruelles de la Casbah ou à l’intérieur des maisons.
C’est comme si Pontecorvo avait emprunté la caméra de Duvivier pour filmer la vie dans la Casbah : des fumeries de haschich, des maisons closes, des prostituées alignées sur les escaliers de la Casbah, des proxénètes comme Hassan l’Anabi. Même Ali la Pointe est présenté comme provenant de cet environnement de proxénétisme et de prostitution, non seulement illettré, mais aussi un révolutionnaire agissant de manière impulsive (scène où il gifle quelqu’un pour avoir fumé du haschich). Il est également dépeint comme téméraire, ne comprenant que la violence (scène où il pousse les habitants de la Casbah à manifester après qu’une bombe ait tué des Algériens). De plus, les militantes posant des bombes ne sont jamais nommées, ni par leurs vrais noms ni par des noms fictifs.
Ainsi, la Casbah dans La bataille d’Alger reste toujours un labyrinthe de vices, où « Si Jaafar » et ses amis se cachent des parachutistes français, tout comme Pépé le Moko se cachait de la police française.
La Casbah des enfants de novembre : Mourad, Ammi el-Arbi le cordonnier, et Mouloud le cuisinier
Après La bataille d’Alger, il a fallu attendre dix ans pour voir un autre film sur la Casbah. En 1976, dans le même quartier et pendant la même période de la révolution, Moussa Haddad réalise Les enfants de novembre. Mais la Casbah des Enfants de novembre n’était pas celle de Pépé le Moko ni celle de « Si Jaafar » (joué par Yacef Saâdi). Bien que ses ruelles soient étroites et ses escaliers labyrinthiques, la Casbah n’était ni sombre ni sale.
Dans la Casbah des Enfants de novembre, il n’y a pas de prostituées devant les portes ni de proxénètes, mais des femmes en haïk dans leurs maisons, comme la mère de Mourad et Jamila, qui résiste à la police malgré la torture pour découvrir la relation de son mari avec les militants. On y trouve des Algériens travaillant et luttant contre l’injustice, des enfants comme Mourad qui vendent des journaux ou cirent des chaussures pour aider leurs familles. On trouve des personnages comme Ammi el-Arbi le cordonnier militant, Si Mouloud le cuisinier, ou Si Ahmed ben Safi, père de Mourad, amputé après avoir travaillé comme docker dans le port de Bab Dzira, et l’aveugle Ammi Saleh, dont le fils a rejoint les montagnes pour résister.
Hormis Les enfants de novembre, et le film Tahya ya Didou du réalisateur Mohamed Zinet, imprégné de la poésie de l’amoureux de cette ville, Himoud Brahimi, la Casbah d’Alger est restée prisonnière de cette image stéréotypée qui a persisté dans la génération de l’indépendance. Même le film El Hizi (Le voyou) du réalisateur Abdelkader Bortima, qui dépeint la Casbah après l’indépendance, montre un quartier où règnent des voyous vivant du trafic, de la violence, et des drogues. Et même lorsque la prise de conscience arrive, elle vient d’un émigré (le frère du voyou) revenu de France dans ce quartier ancien.
Mahdi Barached