Idriss Zaïdi : Lecture du recueil Layla al-Mallis

Sur la question de la poésie
Si la poésie, par nature rusée, habitue son auteur à pratiquer à son tour la ruse dans la langue, alors la langue poétique est une structure qui ne peut être définie que par ce qui est déjà connu de la poésie, à savoir qu’elle est au-delà de toute définition. Car sa définition découle d’un processus d’interruption répétée, faisant du métaphore un masque pour le jeu poétique. Ainsi, l’expérience poétique n’est limitée que par ce qu’elle exerce à travers une culture interprétative de la réalité humaine. C’est une référence difficile à cerner à cause de la diversité des influences dans le dire poétique et sa critique.
Chaque fois que les poètes sont interrogés sur quand ils écrivent, comment ils écrivent, et pour qui ils écrivent, les réponses varient entre les situations cognitives, psychologiques, sociales et politiques.
Et puisque aucun consensus n’a été atteint à travers l’histoire parmi les savants, la question de la poésie est restée une porte ouverte pour révolter la question de sa nature, dans une tentative de dépasser la vision aristotélicienne qui distingue poésie et prose. C’est aussi un thème que la critique arabe et les philosophes musulmans ont abordé, voyant la rhétorique et la poésie à travers le sens et le degré d’impact sur le récepteur, comme l’a démontré Hazem al-Qartajani dans sa méthodologie.
Je voudrais ici faire allusion à la nature de la poésie et son rapport à l’humain, en ce sens que la poétesse Laila al-Malis annonce une forme d’écriture poétique où la prose devient un moyen de libération de la structure du poème classique en vers réguliers, ce qui est la première étape pour pénétrer le sanctuaire des émotions et cultiver les images. Cette forme poétique accompagne la poétesse, que ce soit en Occident ou dans les pays arabes depuis le moment de la révolte contre les règles de l’écriture traditionnelle, jusqu’au poème en prose, au haïku, et à d’autres formes de discours poétique.
Adonis dit dans son livre Le Temps de la Poésie :
« La vraie question en poésie n’est pas ce que dit la théorie, mais ce que dit le poème. Un grand poème peut annuler toutes les théories sur l’écriture poétique, mais aucune théorie ne peut annuler un grand poète. »
La poétesse Laila al-Malis a écrit un recueil intitulé Nostalgie de la couleur de la cendre, titre qu’elle a choisi comme une introduction confessionnelle, indiquant que le champ émotionnel de la lettre est chez elle enveloppé de la couleur de la cendre. Dans sa signification, la cendre est le résidu après l’extinction des braises. Cela appelle à rechercher les autres significations formant les textes encerclés par les restes du feu.
Le recueil contient 43 textes, répartis entre le « je » et les facteurs influant sur le degré d’émotion. La poétesse parle d’elle-même, tourmentée par sa transformation selon une vision qui ne se limite pas au temps, mais à un passage d’un état à un autre, façonné par la profondeur de la vision entourant sa multiplicité. La « je » culturelle mêle l’imaginaire dans un poème où se tissent les grains de cendre, soit dans leur calme, soit dans leur effervescence, quand le vent des souvenirs souffle, faisant de la nostalgie un rendez-vous pour étendre l’incertitude dans l’anticipation de l’avenir et l’exploration du destin du voyage de la cendre.
Avec ce recueil, la poétesse a forgé une lettre précieuse, caractérisée par l’immersion dans le vocabulaire de la nostalgie, débutant par une étreinte avec le père dans le premier texte (Mon père) et se concluant par le texte (La dernière séance). C’est un voyage marqué par la poésie de la douleur, comme le suggèrent presque tous les titres, comme si la poésie ne peut exister autrement que par la plongée dans un jeu dramatique dont l’essence est l’expérience de l’écriture entre deux lieux éloignés et deux temps revêtus de contraintes ontologiques particulières. L’expérience de l’émigration y joue un rôle, faisant de Laila al-Malis une créatrice poétique à la fois dans l’écriture narrative et poétique. Comme si la nostalgie n’était qu’un moment poétique séparant l’éveil des blessures et la surveillance du destin.
De cette perspective, nous avons choisi d’échanger autour des mots du recueil à travers la question de la poéticité du poème chez Laila al-Malis, poéticité qui ne repose pas sur la normativité de la langue, mais sur ce que la poétesse échange avec le langage de la communication entre le « moi » comme espace matériel et le « moi » comme espace imaginaire de la révélation culturelle. Cela exige de faire du titre un lieu de convergence entre le temps (la nostalgie) et la couleur (la cendre) comme une vision, et entre eux s’entrelacent les espaces dans l’activité que réalise la poétesse pour établir son expérience dans une inquiétude poétique pleine de nostalgie culturelle, chaque fois qu’il lui est difficile de rassembler les fragments de la vision grise.
Sur cette base, nous abordons le recueil à travers trois axes qui portent la signification poétique mettant en valeur l’expérience de Laila al-Malis : la signification du titre entre la poéticité de la couleur et du son, des danses sur la corde de la cendre, puis l’image poétique.
1. La signification du titre entre la poéticité de la couleur et du son
1. Structure du titre
Il est composé de quatre éléments : nostalgie / préposition « bā’ » (en) / couleur / la cendre. C’est une phrase nominale indiquant un état général de description.
Dans « nostalgie », il y a deux choses : la première est le sujet et ce qui suit est relié à un prédicat supprimé, estimé être un fait ou un état teinté ou formé par ce qui signifie la formation ou la teinture (comme « se forme » ou « est teinté »). La seconde est un prédicat pour un sujet supposé (ceci : ceci est nostalgie). La préposition « bā’ » indique un moyen, comme dans « j’ai écrit au stylo », signifiant « aidé par le stylo ». Le groupe prépositionnel se rapporte au prédicat supprimé. Ensemble, ces éléments indiquent que la nostalgie sera liée à la couleur de la cendre, laquelle est définie pour lui donner continuité et immersion dans le temps, faisant de la nostalgie un son non spécifique, étant donné qu’elle est au singulier indéfini et suggère ainsi une généralité, à travers la signification lexicale de « nostalgie » comme pleurer ou gémir, semblable au cri de la chamelle pour son petit.
2. La cendre, voile de la nostalgie
La cendre, en tant que couleur qui voile la vision, exprime un état intermédiaire (ni clair ni sombre). C’est une porte pour une étude en sémiologie des couleurs, où sa présence parmi d’autres couleurs comme le blanc, le rouge, le vert, etc., n’enlève rien à sa valeur totale, qui traverse l’ensemble des poèmes du recueil. Cela reflète la conscience de la poétesse sur le piège de la lumière qui donne aux couleurs leur nature, ainsi que le montrent les poèmes exprimant la souffrance, la fragmentation de l’âme intérieure et son combat avec le monde extérieur à soi.
Ibrahim Naji dit :
Veillant aux deux yeux reliés par l’insomnie, qu’est-ce qui coule comme flammes dans la cendre ?
C’est l’expression d’une conscience douloureuse, ancrée dans un attachement à un type de vie qui emprisonne le rêve et le colore de la couleur de la cendre. Dans la structure du recueil de Laila al-Malis, la cendre remplit tous les trous et vides de tout ce que la cendre évoque : désespoir et tristesse, bien que la conscience culturelle, politique et sociale ne disparaisse pas, ce qui enrichit l’acte poétique de ses variations et illusions qui poursuivent la fermeture du fossé entre les valeurs du monde réel et le monde du langage poétique.
3. Nostalgie
Puisque la nostalgie est liée aux moments heureux, elle a éveillé chez la poétesse la douleur du souvenir à travers le mécanisme de la mémoire, qui envahit l’espace du discours, comme si elle ne posait aucune limite entre les instants de clarté et d’obscurité. Dans ce combat, la langue poétique se révolte dans sa profondeur structurelle et sémantique. Entre ces deux pôles, la nostalgie à la couleur de la cendre tisse la voix du poème dans sa structure compositionnelle et ses images métaphoriques, symboliques et allégoriques, qui s’éloignent de la signification simple pour offrir au récepteur une porte d’interprétation à travers des significations larges et variées.
La couleur n’est pas simplement une touche décorative, mais exprime une signification et une valeur. Dans le recueil, elle est un symbole lié à plusieurs domaines : culturel, psychologique et politique. Elle est un voyage à travers la mémoire, où la cendre devient couleur et émotion, signifiant la fin d’un feu et le début d’une lumière différente.
2. Des danses sur la corde de la cendre
Ce titre suggère une tension constante entre la vie et la mort, l’espoir et le désespoir, la présence et l’absence. La corde évoque un fil fragile, un équilibre précaire sur lequel danse la poétesse, oscillant entre la perte et la quête de soi. La cendre, en tant que résidu du feu, incarne cette trace laissée par le passé, le souvenir douloureux qui continue à brûler doucement sous la surface.
Dans les poèmes, la poétesse évolue comme une funambule qui avance sur cette corde fine, consciente de son instabilité, cherchant à ne pas tomber dans l’oubli ou le désespoir total. Cette métaphore traduit le combat intérieur entre le poids des souvenirs et la nécessité de continuer à avancer. L’écriture devient alors un acte de survie, un moyen d’exprimer cette danse fragile et lumineuse à la fois.
La « danse » représente aussi la liberté dans la contrainte, un mouvement poétique qui refuse l’immobilité de la douleur et de la nostalgie, cherchant à trouver des rythmes nouveaux, des rythmes personnels qui reflètent le chaos et la beauté de l’expérience vécue.
Le texte souligne que cette danse est rythmée par les fluctuations de la mémoire, la fragilité des émotions et la complexité des rapports humains. C’est une oscillation perpétuelle entre l’intime et l’universel, entre le langage personnel et les symboles culturels.
3. L’image poétique
L’image poétique dans ce recueil ne se contente pas de décrire ou de représenter, elle crée un espace de sens où l’émotion se transforme en vision. Les images sont souvent fragmentées, éclatées, reflétant la dispersion intérieure de la poétesse. Elles ne sont pas statiques, mais dynamiques, toujours en mouvement, comme des éclats de cendre transportés par le vent.
Ces images combinent souvent des éléments contrastés : lumière et obscurité, chaleur et froid, présence et absence. Ce jeu de contrastes donne une profondeur particulière au texte et invite le lecteur à une lecture active, qui ne se limite pas à la compréhension immédiate mais ouvre vers des interprétations multiples.
Par exemple, la cendre, en tant qu’image centrale, symbolise à la fois la fin et le recommencement, la destruction et la renaissance. Elle est à la fois le souvenir d’un feu passé et la matière qui, dans ses reflets gris, suggère des possibles futurs.
Les métaphores dans le recueil sont utilisées non pas pour orner le texte mais pour révéler la complexité du vécu et la difficulté d’exprimer certaines émotions autrement qu’à travers le langage symbolique.
La poétesse utilise aussi souvent l’image du feu, des braises, de la lumière vacillante, qui viennent compléter la symbolique de la cendre et intensifier le climat émotionnel du poème.
Conclusion
À travers Nostalgie de la couleur de la cendre, Laila al-Malis construit un univers poétique singulier, où le langage est à la fois un refuge et un champ de bataille. Sa poésie se déploie dans une langue où la nostalgie ne se réduit pas à un simple regret, mais devient une expérience esthétique et existentielle, un dialogue entre le passé et le présent, entre la mémoire et la création.
Le titre même du recueil est une invitation à plonger dans ce monde de nuances, où la couleur grise de la cendre évoque la fragilité de l’existence et la richesse des émotions humaines. Cette poétique de la couleur, du son et de l’image révèle une écriture engagée dans un processus de transformation, capable de transcender la douleur et d’ouvrir des espaces nouveaux pour la parole poétique.
Le travail de Laila al-Malis s’inscrit ainsi dans une continuité avec les grandes figures de la poésie moderne, tout en affirmant une voix personnelle et authentique, portée par une recherche constante d’équilibre entre la forme et le sens, entre le « moi » et le monde.