Ô Ali, ils l’ont vendue, ô Ali : dans le Hirak, les Algériens se plaignent de leur pouvoir aux martyrs
Le nom « Ali » occupe une place spéciale dans l’imaginaire populaire algérien, probablement pour des raisons historiques, dont la plus importante est la fondation de l’État fatimide en Algérie, qui y a subsisté pendant un siècle. Un indice de cette importance est que les Algériens sont les seuls parmi tous les peuples arabes à avoir associé le nom « Ali » au titre « Sidi », en nommant leurs enfants « Sidi Ali ».
Le nom « Sidi Ali » a longtemps été associé, chez les Algériens, à l’Islam, au sacrifice pour sa cause, à la résistance contre l’incrédulité, et au combat pour le bien. L’une des expressions les plus courantes pour saluer un acte de bravoure contre l’ennemi était : « Il a agi comme Sidi Ali avec les infidèles. » Parmi les histoires populaires racontées par les grand-mères à leurs petits-enfants figure celle de « Sidi Ali et la tête du monstre », une histoire souvent représentée par une illustration présente dans presque toutes les maisons algériennes.
Le nom « Ali » a pris un autre sens dans l’imaginaire algérien, notamment pour les habitants d’Alger, ou comme ils l’appellent depuis longtemps « Dzair », un sens non lié aux exagérations des légendes populaires mais à la révolution algérienne, à travers la figure du martyr « Ali Ammar », surnommé « Ali la Pointe », du nom d’un quartier du littoral algérois appelé « La Pointe Pescade ». Ce martyr est mort aux côtés des martyrs Hassiba Ben Bouali, Boudjemaa Bouhamidi, et le jeune Omar Yacef.
Le film « La Bataille d’Alger », réalisé par l’Italien Gillo Pontecorvo et produit par le moudjahid Yacef Saadi, qui était le responsable d’Ali la Pointe pendant la bataille d’Alger, a joué un rôle majeur dans la construction de l’image d’Ali la Pointe dans l’imaginaire algérien. Ce jeune homme issu des classes défavorisées sous l’occupation française quitte l’univers des gangs, des femmes et du jeu pour rejoindre les rangs du FLN et les combattants de la bataille d’Alger. Alors que la cellule d’Alger tombe une par une, Ali la Pointe reste dans la Casbah avec Hassiba Ben Bouali, Boudjemaa Bouhamidi et le jeune Omar Yacef, essayant de réorganiser la cellule pour continuer le combat. Mais les forces d’occupation françaises découvrent leur cachette dans une maison de la Casbah, les encerclent et leur demandent de se rendre. Ali refuse, préférant mourir avec ses compagnons, et la maison est dynamitée. Ali la Pointe devient alors dans l’imaginaire algérien un symbole de courage, de sacrifice et de refus de la reddition.
Quelques années plus tard, Lakhdar Hamina réalise le film « L’Opium et le Bâton », où, par coïncidence ou par choix délibéré, le héros s’appelle également « Ali ». Ce combattant se bat vaillamment contre les forces d’occupation françaises dans les montagnes de Kabylie, mais finit par être capturé. Attaché sur la place du village, juste avant d’être fusillé devant sa femme, sa mère et les villageois, le commandant des troupes françaises lui jette une boîte de cigarettes et lui ordonne de la ramasser. L’un de ses compagnons captifs lui crie alors : « Ali, ne la ramasse pas, meurs debout. » Depuis ce jour, la phrase « Ali, meurs debout » est devenue une expression couramment utilisée par les Algériens pour exprimer la fierté et la résistance face à l’oppression.
Après les événements du 5 octobre 1988, principalement à Alger, et la répression par le pouvoir qui a qualifié la jeunesse insurgée de fauteurs de troubles et de vandales, une chanson a émergé dans les stades de football, mêlant trois figures portant le nom d’Ali. La chanson disait :
Ali la Pointe dans la révolution,
Ali Bencheikh dans le football,
Ali Belhadj dans la religion,
Et nous, les enfants d’Alger,
Nous ne sommes pas des vandales.
Cette chanson, chantée sur l’air d’une chanson de Rabah Driassa, « Vivent les enfants de mon pays », était une réponse des jeunes d’Alger à l’autorité, revendiquant leur identité et leur appartenance.
La revue sportive « Al Wahda », un supplément mensuel du journal « Al Wahda », organe de l’Union nationale de la jeunesse algérienne, a interrogé : « Qu’est-ce qui relie ces trois personnages dans une chanson sportive chantée par les jeunes d’Alger dans les stades ? »
Le stade, alors comme aujourd’hui, était un espace marginal mais aussi vaste et libre pour l’expression face à un centre surveillé et réprimé par les autorités. Les trois personnages étaient des figures populaires marginalisées, effacées d’une manière ou d’une autre par le pouvoir. Ali la Pointe n’a pas reçu la reconnaissance accordée à d’autres moudjahidines toujours en vie. Ali Bencheikh a été mis de côté dans l’équipe nationale, malgré ses grandes compétences, en particulier lors de la qualification pour la Coupe du Monde en Espagne. Quant à Ali Belhadj, il est devenu le symbole de la jeunesse de la renaissance islamique, persécuté par le pouvoir qui l’a emprisonné.
Pendant des années, le nom « Ali » a symbolisé la résistance et le sacrifice contre l’autorité. Lors du mouvement du Hirak, plusieurs facteurs ont ramené ce nom au devant de l’imaginaire populaire. Le premier incident marquant fut la décision du chef d’état-major de l’armée, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, de fermer les portes de la capitale aux manifestants venant des autres wilayas. Ce geste a provoqué une grande indignation, surtout chez les Algérois, et a transformé la capitale en un champ de bataille entre le Hirak et le pouvoir, donnant lieu à une « Bataille d’Alger », à l’issue de laquelle le Hirak a triomphé. Naturellement, cette bataille a évoqué le héros qui l’a incarnée, et pour les Algériens, ce héros n’est pas Yacef Saadi ni un autre grand responsable de la révolution, mais bien Ali la Pointe. Et lorsque les Algériens veulent interpeller l’histoire de la révolution et se plaindre à ses martyrs, ils se tournent vers Ali la Pointe et crient : « Ya Ali… ils l’ont vendue, Ya Ali. »
Mehdi Brached